Depuis la rentrée, Yvan ne vient que
l’après-midi en classe thérapeutique, c’est à dire dans une classe qui
accueille des enfants hospitalisés en pédopsychiatrie.
Auparavant, il n’a été scolarisé qu’à raison
d’une après-midi par semaine dans une classe de maternelle et avec l’aide
d’une auxiliaire d’intégration. Ce fut un échec ; il s’en suivit une
hospitalisation à plein temps.
Il a sept ans, ne fait pas de phrases quand
il parle et semble vivre dans son monde. Pourtant, le contact est possible et
il possède le potentiel d’apprentissage d’un enfant à l’entrée du CP.
Mais, pour l’instant, Yvan fuit notre petit
groupe de six enfants pour se réfugier au fond de la classe : il n’est présent
qu’aux rituels, encore lui faut-il le paravent d’un livre où il plonge sa
tête, pour s’installer à sa place.
Les premiers jours encore, il regardait des
livres, semblait explorer l’espace, toucher à tout, disperser les choses.
Sporadiquement, il jetait un coup d’œil à ce
qui se passait devant, et de temps en temps, faisait le travail proposé s’il
en avait envie, mais toujours à sa manière : il fallait que les consignes
concordent exactement avec son mode de fonctionnement.
Yvan n’était ni dans le collectif, ni dans
une frustration possible et nécessaire pour accepter une contrainte.
Le simple fait de sentir mon désir qu’il soit
avec nous, non pour lui, mais pour que ma classe ressemble à une classe,
l’effondrait ; il se laissait alors tomber au sol, pleurait et réclamait ses
parents avec de gros sanglots.
Puis, Yvan se mit à faire des trous dans la
peinture des murs, en la grattant avec ses ongles, inlassablement. En classe,
dans la cour de l’école, aux toilettes, Yvan s’enfermait dans cette étrange
activité et coupait le contact avec le reste du monde ; là encore, si on l’en
arrachait, il s’effondrait de même.
Il me fallait faire le deuil de la classe qui
marche et du groupe d’élèves sagement assis, buvant les paroles de la
maîtresse car avides d’apprendre.
A l’hôpital, les éducatrices me répétaient
qu’Yvan n’était pas prêt pour l’école et qu’il fallait provisoirement l‘en
retirer. Comme cette décision m’était difficile… Je ne pouvais, ni ne devais
la prendre seule. C’est en discutant avec l’équipe soignante que j’ai pu me
sentir autorisée à la prendre ; réduire le temps de scolarisation d’Yvan, en
lui permettant de retourner à l’hôpital avec une éducatrice, dès qu’on le sent
mal en classe, ne serait-ce que dix minutes après le début de l’après-midi..
Protéger Yvan et lui faire comprendre qu’on
ne lui voulait pas de mal, que ce monde inconnu et bouleversant ne lui était
pas hostile.
Voilà maintenant deux semaines qu’Yvan reste
à présent environ une heure avec nous (sur une heure et demi de
scolarisation) ; il prend toujours son livre pour participer aux rituels, fait
encore ses va-et-vient entre le fond de la classe et sa place parmi les
autres, mais il participe au travail et exprime son plaisir de faire :
« regarde maîtresse, c’est magnifique ».
J’ai pu lâcher prise et accepter Yvan au
point où il en était, lorsqu’il est arrivé dans le groupe. Mais qu’est-ce que
j’ai lâché ?
Qu’est-ce qu’on lâche ?
Des images, toujours des images…
L’image du bon père, de la bonne mère, du bon
enseignant, de la femme séduisante…
Des images, des instantanés, et non un
processus lent et fascinant de découverte de soi, comportant des doutes, des
errances, des erreurs.
Avec les images, nous sommes toujours
perdants, toujours défaillants, toujours en panne. Le miroir n’est pas un
miroir et l’idée de perfection standardisée nous étouffe ; je suis trop ci,
pas assez ça, je devrais, il faudrait, il faut…et l’accès au plaisir est
barré, censuré.
La foi en nos Institutions est en chute
libre ; Eglise, Ecole, Etat ne nous rassurent plus. A force de les mettre en
question, croyant placer l’homme au-dessus de tout, nous ne savons plus leur
adresser que nos craintes et notre désarroi d’une nouvelle liberté fournie
sans mode d’emploi.
Dans la défaillance parentale et dans celle
des adultes en général, il y a la toute-puissance grandissante des
images-réponses toutes faites que le quatrième pouvoir des médias nous
inflige.
Une surabondance d’informations et de modèles
vient combler nos vides et nous dicter, par une savante manipulation, la route
à suivre. Nous sommes peut-être dans une société de plus en plus
individualiste, mais où les individus n’ont plus le temps de penser par
eux-mêmes. Le combat contre les images autoritaires de nos pères n’est plus
nécessaire et, désœuvrés, nous nous gavons de désirs stériles et stéréotypés.
Une société où il en faut toujours plus, pour atteindre un idéal sans âme :
« avoir, plus qu’être » est une chanson connue maintenant. Mais ces nouvelles
exigences qui ne tiennent pas compte de ce que nous sommes nous mettent
toujours à défaut, à défaut d’avoir, que les images assimilent à un défaut
d’être.
Et l’on finit par avoir peur, d’être enfant,
d’être parent, d’être enseignant, d’être adulte, d’être…
Et puisque l’image nous renvoie toujours nos
défaillances, on ne peut plus croire en soi, avoir confiance : l’enfant ne
fait plus confiance à ses parents, ni les parents à leurs enfants, les parents
ne font plus confiance aux enseignants, ni les enseignants aux parents, ni
même quelquefois les enseignants aux enfants…
Dans l’immédiateté de l’image, il n’y a pas
de devenir : les choses sont données, pleines, harmonieuses, figées, mortes.
Supprimer la vie et ses incertitudes, la nature et ses défaillances ;
l’homme-Dieu en face de ses pannes, cherchant désespérément un mécanicien…
Car la vision humaniste de l’homme, dont
l’adage « un corps sain dans un esprit sain » représentait l’idéal d’harmonie
et d’unité, les progrès de la science et du savoir l’ont rendue caduque ; il
n’est en effet aujourd’hui possible de ne savoir qu’un peu de tout sur tout,
et la société s’est de plus en plus spécialisée, en créant des experts dans
tous les domaines, morcelant chaque jour davantage le savoir.
Ainsi, de la société des Pères, on
passe à la société des Experts en dépannage, en réparation, en soins,
en sanctions. Et j’emmène ma fille chez le psychologue pour son mal-être, chez
l’orthophoniste pour ses problèmes de lecture, chez le psychomotricien pour
qu’elle soit bien dans son corps, ma fille-machine morcelée dont je fais
réparer toutes les pièces défectueuses. Ma fille dont j’ai perdu la vision
unifiée de la personne, à laquelle je superpose une multitude d’images
perfectisées, que la société m’assène, avec son cortège de solutions toutes
prêtes.
Plus besoin de se parler ou de tenter de
trouver des solutions ensemble puisqu’il y a des experts qui réparent. Voilà
de quoi rassurer les défaillances. Et face aux experts, aux Ex Pères,
plus de distinction entre parents et enfants, nous sommes tous devenus
pairs, entre les mains de ceux qui savent.
Et si le mécanicien n’est pas bon, on attaque
le mécanicien, le système, on se plaint, porte plainte, et le problème est
déplacé chez le Législateur, le « Grand Expert ».
Dans cette crise de
la confiance où l’on cherche des techniques qui combleraient les défaillances,
on continue à mettre la science au premier plan, et non l’homme.
La confiance et la toute-puissance à celui
qui sait, même si l’on sait que l’on se construit dans le doute, ce doute si
nécessaire pour apprendre à se connaître. Après l’affirmation « je doute, donc
je suis », en serions-nous aujourd’hui à « je doute, donc je n’ai plus le
droit d’être ? ».
Pour m’autoriser à être avec Yvan, il m’a
fallu combattre ce que je croyais devoir être comme enseignante, faire
confiance à mon intuition, à cette intelligence du cœur de plus en plus
remplacée par celle de l’esprit. Pour reconsidérer Yvan comme un enfant dans
toute son unicité et non comme un élève récalcitrant, la concertation entre
tous les membres de l’équipe éducative fut nécessaire et permit de construire
la route d’écolier d’Yvan, celle où il peut cheminer sans perdre ce qu’il est,
sans avoir peur de se perdre.